Le Demand Driven Material Requirements Planning (DDMRP)

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Par Joannes Vermorel, février 2020

Le Demand Driven Material Requirements Planning (DDMRP) est une méthode quantitative qui vise à optimiser la performance de la supply chain des entreprises manufacturières à plusieurs échelons. Cette méthode repose sur les notions de "points de découplage" et de "stock buffers" (stocks tampons), qui ont pour but d'atténuer les défauts des méthodes antérieures mises en place par la plupart des systèmes MRP (Material Requirement Planning). Cette méthode indique les quantités à acheter ou à fabriquer pour une SKU (Stock Keeping Unit) quelconque au sein d'une nomenclature multi-niveaux (BOM, Bill of Materials).

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Le problème d'optimisation du flux d'une nomenclature multi-niveaux

Une nomenclature (BOM) représente les ensembles, composants et pièces, ainsi que leur quantité, nécessaires à la production du produit final. Une nomenclature multi-niveaux est une perspective hiérarchique récursive de la nomenclature originelle, où certaines parties sont elles-mêmes décomposées à travers des nomenclatures qui leurs sont propres. D'un point de vue formel, une nomenclature multi-niveaux est un "graphe acyclique dirigé pondéré" (1) où les sommets sont des SKU, où les bords indiquent l'inclusion (c'est-à-dire "fait partie de"), et où les poids représentent la quantité requise pour l'assemblage, que celui-ci concerne le(s) produit(s) fini(s) ou le(s) produit(s) intermédiaire(s).

Le DDMRP répond au problème d'optimisation du flux au sein d'une nomenclature multi-niveaux, et consiste à déterminer, à n'importe quel moment, (a) s'il est nécessaire de se procurer des matières premières, et en quelles quantités, ainsi que (b) s'il est nécessaire de produire davantage d'unités au sein d'une SKU, et en quelles quantités.

Intuitivement, ce problème est épineux car il n'existe pas de corrélation directe entre la qualité du service d'une SKU intermédiaire (généralement mesurée avec les taux de service) et la qualité de service du produit fini. Ajouter du stock à une SKU donnée n'améliore la qualité de service du produit fini que si cette SKU était, d'une certaine façon, un "goulot d'étranglement" dans le flux de fabrication.

En pratique, la résolution de ce problème d'optimisation du flux requiert une série de données supplémentaires, les plus communes étant :

  • L'historique de commande des clients
  • Le délai de livraison du fournisseur
  • Les niveaux de stocks, que ce soient ceux qui sont disponibles, en transit, ou en commande
  • Les délais de fabrication et/ou cadences de production
  • etc.

Ensuite, les supply chains du monde réel ont tendance à voir apparaître davantage de complications, comme les batch sizes (taille des lots - tous types de multiplicateurs souhaitables imposés soit par le fournisseur, soit par le processus de fabrication en lui-même), les durées de conservation (ce qui ne concerne pas que les produits périssables, mais également les produits chimiques et les équipements sensibles), les substituts imparfaits (par exemple, quand une pièce plus coûteuse peut être utilisée pour remplacer une pièce plus abordable qui serait indisponible). Ces complications requièrent des données supplémentaires pour que le modèle puisse les prendre en compte.

Les limites du MRP (Material Requirement Planning) traditionnel

La création du DDMRP a été motivée par les limites qui sont associées à ce qu'on pourrait appeler la vision "traditionnelle du MRP" (à laquelle on fera simplement référence sous le nom de vision MRP ci-dessous), qui a été principalement développée dans les années 1980. La vision MRP est axée autour de l'analyse des "délais" et identifie la trajet le plus long (en termes de durée) dans le graphique de la nomenclature comme étant le goulot d'étranglement associé au processus de fabrication du produit final.

Afin d'identifier ce goulot d'étranglement, le MRP offre deux méthodes numériques distinctes pour assigner un délai d'exécution statistique à chaque arête du graphique de nomenclature :

  • soit la méthode des "délais de fabrication" qui est la plus optimiste et qui suppose que le stock est toujours disponible et partout (c'est-à-dire pour chaque SKU), d'où le fait que les délais de production ne dépendent que du débit des processus de production.
  • soit la méthode des "délais cumulés" qui est la plus pessimiste et qui suppose que le stock ne soit jamais disponible, et donc que le délais de production ne dépend que du temps nécessaire à la production de la première unité en partant d'une ardoise vierge, c'est-à-dire en n'ayant aucun produit brut ou intermédiaire.

Ces deux méthodes ont un avantage commun unique mais capital : elles sont relativement faciles à mettre en place au sein de la base de données relationnelle, ce qui était le noyau architectural de presque tous les MRP conçus entre les années 1980 et les années 2010.

Néanmoins, ces deux méthodes sont aussi bien trop simplistes et donnent généralement des temps de production insensés. Les auteurs du DDMRP indiquent que l'acquisition informatique ou les commandes de production qui seraient basées sur des estimations de délais de production qui auraient de multiples défauts, finissent par générer un mélange de surstocks et de ruptures de stock, en fonction de si les délais de production sont grossièrement surestimés ou sous-estimés.

La recette numérique du DDMRP

La recette numérique du DDMRP est un mélange d'heuristiques numériques et de décisions basées sur le jugement humain, autrement dit sur des experts de la supply chain. Cette recette a pour but de répondre aux défauts associés au MRP classique sans avoir recours à des algorithmes numériques "avancés". Cette recette est composée de quatre ingrédients principaux, qui sont :

  • le découplage les délais de production
  • l'équation du flux net
  • l'explosion découplée
  • la priorité relative

En combinant ces quatre ingrédients, un praticien de la supply chain peut calculer la quantité à acheter et celle à fabriquer lorsqu'il est confronté à une situation de nomenclature à plusieurs niveaux. Les auteurs du DDMRP avancent que cette méthode permet une performance de la supply chain bien supérieure - mesurée en termes de rotation des stocks et de niveau de service - par rapport à la performance réalisée par les MRP.

Le découplage des temps de production

Afin de remédier à la perspective naïve et excessivement optimiste / pessimiste du MRP sur les délais de production, le DDMRP introduit un schéma de coloration binaire du graphe (2) (c'est-à-dire les nomenclatures), dans lequel certains sommets (les SKU) du graphe sont promus en tant que "points de découplage". On suppose alors que ces sommets tiendront toujours un stock utilisable, et c'est la méthodologie du DDMRP qui s'assure que cela soit garanti.

La sélection des points de découplage est en majeure partie réalisée par les praticiens de la supply chain. Etant donné que les points de découplage ont pour objectif d'être des SKU "stockées", ces praticiens devraient choisir en priorité des SKU qui ont du sens au niveau de la stratégie. Par exemple, des SKU peuvent être sélectionnées car ils sont utilisés pour de nombreux produits finis, et bénéficient donc de schémas de consommation plus stables que la plupart des produits finis.

Une fois les points de découplage choisis, les "délais de production du DDMRP" associés à tout sommet peuvent être calculés comme représentant le plus long trajet (en termes de temps), en partant du sommet et en descendant, mais en "tronquant" le trajet à chaque fois que l'on rencontre un point de découplage.

Les auteurs du DDRMP soutiennent que, grâce à une sélection minutieuse des points de découplage, la méthodologie du DDMRP permet de "réduire" les temps de production. Cette proposition n'est pas totalement véridique, non pas parce que les temps de production sont plus longs, mais parce que le DDMRP offre une nouvelle définition de ce qu'on nomme un "temps de production".

L'Equation de Flux Net

Afin de calculer les quantités associées soit à chaque commande achetée, soit à la fabrication d'autres produits, les auteurs du DDMRP ont introduit un concept intitulé le "flux net", qu'ils définissent ainsi :

Disponible + En Commande - Demande Nuancée de Commandes = Position du Flux Net

Cette équation est définie au niveau des SKU. La quantité du flux net est interprétée comme étant la quantité de stock qui est disponible pour répondre à la partie "incertaine" de la demande.

La position du flux net est donc comparée à une "taille tampon"; et lorsque celle-ci se trouve en-dessous de son niveau tampon visé de manière non négligeable, on réalise une commande. Nous reviendront sur le fonctionnement de ce mécanisme dans la section "priorisation des commandes" ci-dessous.

La méthodologie du DDMRP offre des conseils de haut niveau concernant la façon d'ajuster les tampons, en les exprimant généralement en "jours de demande", et en mettant en place des marges sûres tout en respectant les temps de production du DDMRP, comme définis ci-dessus. En pratique, l'ajustement des tampons dépend du bon discernement des praticiens de la supply chain.

A travers les flux nets, les auteurs du DDMRP soulignent que seule la portion incertaine de la demande a réellement besoin de faire l'objet d'une analyse statistique. En effet, s'occuper de la demande future déjà connue n'est qu'une façon d'adhérer à un plan d'exécution déterministe.

L'explosion découplée

La méthodologie du DDMRP repose sur, mais aussi met en place, l'hypothèse qui veut que le stock soit toujours utilisable, et à partir de n'importe quel point de découplage. Cette hypothèse offre la possibilité de partitionner les arêtes en utilisant les points de découplage (c'est-à-dire un sous-ensemble de sommets), telles des "frontières" entre les sous-ensembles de partition. On appelle ce schéma de partition "l'explosion découplée".

D'un point de vue de DDMRP, lorsqu'une commande client est passée pour un produit fini, la demande qui en résulte n'est pas désagrégée de manière récurrente en ses composants les plus internes, mais désagrégée seulement au niveau des premiers points de découplage rencontrés.

Le schéma de partition du graphe de "l'explosion découplée" est exploité par la méthodologie du DDMRP comme une stratégie qui correspond à l'adage "diviser pour mieux régner" (3). Etant donné que la taille du sous-graphe peut rester peu élevée, le DDMRP peut notamment être mis en place aux côtés de systèmes de bases de donnée relationnelles, à la manière des MRP, même si ces systèmes ne sont pas réellement faits pour les analyses de graphe.

La priorisation des commandes

Dans la recette numérique du DDMRP, la dernière étape consiste en calculer les commandes en elles-mêmes, qu'il s'agisse des commandes d'achat, ou de celles de fabrication. La méthodologie du DDMRP met la priorité sur toutes les SKU plutôt que sur leur différence "Flux Net - Tampon" respective, les plus grandes valeurs venant en premier. Les commandes sont ensuite générées en traitant la liste dans l'ordre spécifié, en sélectionnant toutes les valeurs positives et, fréquemment, celles qui sont au moins aussi bien que les MOQ (quantités minimales de commande), lorsque cela est applicable.

La priorisation du DDMRP est "unidimensionnelle" (en termes de notation) et déterminée par l'adhérence interne de sa propre méthodologie. En d'autres termes, en maintenant des stocks utilisables pour tous les points de découplage. Les sections précédentes illustraient la façon dont cette propriété clé des points de découplage était exploitée. La priorisation des commandes clarifie la façon dont cette propriété est mise en place.

La priorisation des commandes, telle qu'elle est proposée par les auteurs du DDMRP, est davantage granulaire qu'elle ne l'est dans les recettes de MRP que l'on rencontre habituellement, comme l'analyse ABC. Elle fournit un mécanisme qui oriente l'attention des praticiens de la supply chain vers les SKU qui ont le plus besoin de cette attention, du moins selon les critères d'urgence de la méthode du DDMRP.

Critique du DDMRP

Les auteurs du DDMRP font la promotion (4) des avantages (5) de cette méthodologie en la présentant comme une pratique de pointe qui permet de maximiser la performance de la supply chain. Bien que le DDRMP possède quelques joyaux "cachés", comme décrits ci-dessous, il est néanmoins possible de faire de nombreuses critiques de cette méthodologie. Les premières et plus notables critiques pouvant être faites étant tout d'abord que le point de référence permettant d'accéder à l'innovation et la performance est incorrect, mais aussi que cette méthode présente un certain formalisme, qui ne prend pas réellement en compte la complexité du monde réel.

Les joyaux cachés

Bien que cela puisse paraître être un relatif paradoxe, les arguments les plus solides "en faveur" du DDMRP n'ont pas forcément été parfaitement identifiés par ses auteurs, du moins pas dans leur publication de 2019. Ce paradoxe plus ou moins évident est probablement une conséquence imprévue du "formalisme limité" du DDMRP (détails ci-dessous).

En ce qui concerne les supply chains de fabrication, les "moyennes mobiles fréquentielles" sont généralement supérieures aux "moyennes mobiles temporelles". En effet, il est incorrect de dire que le DDMRP fonctionne "sans" prévisions de la demande. Les "tampons" sont une forme de prévision, ce sont des prévisions "fréquentielles" (c'est-à-dire les jours de demande), plutôt que temporelles (c'est-à-dire de demande par jour). En règle générale, les prévisions fréquentielles sont plus robustes lorsque la demande est erratique et/ou intermittente. Cette découverte remonte à J.D.Croston, qui a publié l'article intitulé "Forecasting and Stock Control for Intermittent Demands" en 1972. Néanmoins, tandis que les méthodes de Croston restent quelque peu obscures, le DDMRP a largement popularisé cette perspective auprès du monde de la supply chain.

La "priorisation approximative" est un mécanisme de prise de décision solide pour une supply chain qui évite des classes entières de problèmes, tout particulièrement les biais systématiques. En effet, à la différence des approches qui se font par SKU comme les stocks de sécurité qui peuvent facilement faussés numériquement par des artéfacts de supply chains locales (comme par exemple une rupture de stock), même une priorisation approximative à l'échelle globale de la supply chain assure que les ressources soient d'abord orientées vers les goulots d'étranglements les plus "évidents". Si les auteurs du DDMRP savent de toute évidence que la priorisation est avantageuse en tant que mécanisme d'attention, ils ne poussent pas cette connaissance vers sa conclusion logique : la priorisation doit être économique, c'est-à-dire qu'elle doit être mesurée en dollars et non en pourcentages.

Point de référence incorrect

La critique principale qui peut être faite à l'encontre du DDMRP est le fait que son point de référence est incorrect. Les MRP, tels qu'ils ont été mis en place et vendus au cours des quatre décennies qui couvrent la période du début des années 1980 à la fin des années 2010, n'ont jamais réellement été conçus (6) pour "planifier", pour "prévoir", ou encore pour "optimiser" quoique ce soit. Ainsi, l'appellation elle-même de MRP (Material Requirements Planning) est inappropriée. Le nom de MRM (Material Requirement Management) aurait été plus adéquat. Ces logiciels sont construits sur la base d'une base de données relationnelle (autrement dit, une base de données SQL), et ont pour but principal d'assurer le suivi des actifs de l'entreprise, et de réaliser toutes les tâches administratives associées aux opérations les plus banales, comme par exemple décrémenter un niveau de stock lorsqu'une unité est prélevée.

Etant donné que le noyau relationnel entre en conflit avec tout traitement numérique intensif des données, comme c'est le cas pour la plupart des algorithmes de graphes, il n'est pas surprenant que les recettes numériques qui sont réalisées par de tels produits se trouvent être simplistes et dysfonctionnelles; comme l'illustrent les deux types d'estimations du temps de production qui ont été décrits ci-dessus. Néanmoins, un large catalogue de littérature existe en informatique sur l'optimisation numérique prédictive des supply chains. Ce type de littérature a fait ses débuts dans les années 1950 sous le nom de "Recherche opérationnelle" (Operations research), et s'est poursuivi depuis lors sous divers noms, comme "méthodes quantitatives de gestion de la supply chain", ou plus simplement "optimisation de la supply chain".

Les revendications de nouveauté et de supériorité concernant le DDMRP sont toutes deux tirées, de manière erronée, de la fausse prémisse qui veut que les MRP représentent un point de référence pertinent dans un but d'optimisation de la supply chain, comme si améliorer les MRP représentait une amélioration dans l'optimisation de la supply chain. Cependant, les MRP, comme tout logiciel conçu de manière centrale autour de bases de données relationnelles, sont tout simplement inadaptés aux défis que représente une optimisation numérique.

Les fabricants qui se heurtent aux limites de leur MRP ne devraient alors pas chercher à réaliser des améliorations progressives sur la MRP en elle-même, puisque l'optimisation numérique est fondamentalement en conflit avec la conception du MRP, mais plutôt chercher à tirer avantage de tous les outils logiciels et toutes les technologies qui ont été spécifiquement conçus pour la performance numérique.

Le formalisme limité

La perspective du DDMRP est constituée d'un mélange étrange de formules simples et de décisions basées sur le jugement personnel. Bien que le DDMRP opère clairement au sein d'un cadre mathématique spécifique (un graphe acyclique dirigé et pondéré), et que ses mécanismes aient des noms relativement connus (coloration de graphe, partitionnement de graphe), ces termes sont absents des documents du DDMRP. S'il est possible de dire que la théorie des graphes est trop complexe pour le praticien moyen de la supply chain, ce manque de formalisme pousse les auteurs à réaliser de longues explications sur les comportements numériques, alors que ceux-ci pourraient être décrits de manière bien plus précise et concise.

De surcroît, et cela est bien plus inquiétant, ce manque de formalisme isole le DDMRP du vaste champ de la littérature informatique, qui fournit pourtant de nombreuses idées sur ce qui peut être fait avec les algorithmes connus qui viennent de diverses disciplines au sein des sciences de l'informatique qui ont étudié de manière extensive des aspects qui vont bien au-delà des exigences de la gestion de la supply chain, à savoir : la théorie des graphes, l'optimisation stochastique, et l'apprentissage statistique. Ainsi, le DDMRP adopte fréquemment des perspectives simplistes (sur lesquelles nous revenons ci-dessous) qui sont injustifiées compte tenu des algorithmes connus et des capacités matérielles actuelles des ordinateurs.

En outre, le formalisme limité du DDMRP conduit à faire des affirmations erronées telles que "délais de production réduits". En effet, numériquement, les délais de production, tels qu'ils sont calculés par le DDMRP, sont plus courts qu'ils ne le sont pour la plupart des options possibles. Cela est dû au fait que, par construction, les trajets des délais de production sont "tronqués" dès lors qu'on rencontre un point de découplage. Cependant, on réalise une erreur méthodologique lorsqu'on affirme que "les délais de production sont moindres avec le DDMRP". L'affirmation correcte serait de dire que "les délais de production sont mesurés différemment avec le DDMRP". Une évaluation quantitative digne de ce nom des mérites du DDMRP en termes de temps de production requiert une notion formelle "d'inertie à l'échelle du système", afin d'évaluer la rapidité avec laquelle une supply chain régie par une politique formelle rattraperait son retard lorsqu'elle ferait face à des changements des conditions du marché.

Par ailleurs, les décisions basées sur le jugement personnel sont grandement utilisées par le DDMRP, déléguant ainsi les décisions numériques clés, comme le choix des points de découplage, à des experts humains. Par conséquent, il est peu pratique, voire impossible, de comparer une pratique de DDMRP à une méthodologie concurrente qui serait correctement formalisée, puisque l'exécution de l'analyse comparative nécessiterait une quantité de main d'œuvre inatteignable pour toute supply chain de taille importante (c'est-à-dire des milliers de SKU, si ce n'est plus).

Enfin, s'en remettre aux interventions humaines pour régler un processus d'optimisation n'est pas une proposition raisonnable quand on prend en compte le prix des ressources informatiques modernes. Le réglage de méta-paramètres pourrait être plus acceptable, mais pas une intervention fine et précise à chaque sommet du graphe. Une simple observation des supply chain d'aujourd'hui montre notamment que le besoin d'interventions humaines est l'un des principaux facteurs d'inertie à échelle du système. De cette façon, ajouter une couche supplémentaire de réglage manuel en confiant à un être humain le choix des points de découplage ne représente pas une amélioration.

L'inconsidération de la complexité du monde réel

La modélisation d'une supply chain est inévitablement une approximation du monde réel. Ainsi, tous les modèles représentent un compromis entre précision, pertinence, et faisabilité informatique. Néanmoins, le DDMRP est "outrageusement simpliste" à bien des égards, sur des facteurs qui ne peuvent plus être raisonnablement écartés, compte tenu du matériel informatique actuel.

La supply chain existe pour servir les intérêts économiques de l'entreprise. En termes plus crus, l'entreprise maximise les "dollars de rendement" qui sont générés via son interaction avec l'économie au sens large. Cependant, le DDMRP accroît les pourcentages d'erreur par rapport à des cibles arbitraires discutables, ses tampons. La priorisation, telle qu'elle est définie par le DDMRP, est tournée vers l'intérieur : elle dirige le système de la supply chain vers un état qui va de pair avec les hypothèses sous-jacentes au modèle du DDMRP lui-même, à savoir la disponibilité du stock aux points de découplage. Cependant, il n'y a aucune garantie que cet état s'accorde avec les intérêts financiers de l'entreprise. Cet état pourrait même aller à l'encontre des intérêts financiers de l'entreprise. Par exemple, dans le cas d'une marque qui produirait une grande quantité de produits à faible marge qui seraient des substits proches les uns des autres, maintenir de hauts niveaux de service pour une SKU donnée peut s'avérer ne pas être une option rentable si les SKU (quasi-substituts) concurrentes ont déjà un excédent de stock.

De surcroît, le schéma de priorisation proposé par le DDMRP est fondamentalement "unidimensionnel" : l'adhérence à ses propres objectifs de stocks (les tampons). Cependant, les réelles décisions de la supply chain sont presque toujours des problèmes multi-dimensionnels. Par exemple, après avoir produit un lot de 1000 unités, un fabricant pourrait généralement placer ces 1000 unités dans un conteneur pour le transport maritime. Néanmoins, si une rupture de stock est imminente en aval de la supply chain, il pourrait être plus rentable d'expédier 100 de ces unités par transport aérien afin d'anticiper la rupture de stock à venir. Le choix du mode de transport est, dans ce cas, une dimension supplémentaire à ajouter au défi de priorisation de la supply chain. Afin de relever ce défi, la méthode de priorisation doit être capable d'intégrer les facteurs économiques associés aux diverses options qui s'offrent à l'entreprise.

Voici d'autres dimensions qui pourraient avoir besoin d'être prises en compte dans le processus de priorisation :

  • des ajustements tarifaires pour accroître ou réduire la demande (éventuellement par le biais de canaux de vente secondaires)
  • la construction ou l'achat, lorsque des substituts sont présents sur le marché (généralement à un prix plus élevés)
  • les dates d'expiration du stock (qui requièrent une connaissance fine de la composition du stock)
  • les risques de retour (lorsque les partenaires en charge de la distribution ont la possibilité de retourner les produits invendus).

Ainsi, si le DDRMP a raison de dire que la priorisation représente une approche plus souple que les approches binaires tout-ou-rien mises en place par les MRP, le schéma de priorisation proposé par le DDMRP lui-même est quelque peu incomplet.

La perspective Lokad

"Construire pour les gens, pas pour atteindre la perfection" est la devise du DDMRP. Chez Lokad, nous privilégions la vision classique d'IBM qui est : "les machines doivent travailler; les hommes doivent réfléchir", et ce à travers une perspective de Gestion Quantitative de la Supply Chain (GQSC)

La GQSC part de l'hypothèse que toute décision banale devant être prise par la supply chain devrait être automatisée. Cette perspective met en valeur le fait que les praticiens compétents de la supply chain sont considérés comme étant trop rares et chers pour passer leur temps à prendre des décisions de routine sur le stockage, l'achat ou la tarification. Toutes ces décisions peuvent et doivent être automatisées, afin que ces praticiens puissent se concentrer sur l'amélioration de la recette numérique en elle-même. D'un point de vue financier, la GQSC permet de transformer ces salaires OPEX (Operational Expenditure), où les jours-hommes sont "consommés" pour permettre au système de fonctionner, en salaires CAPEX (Capital Expenditure), où les jours-hommes sont "investis" pour améliorer le système en continu.

L'angle du DDMRP part de l'hypothèse que les praticiens compétents de la supply chain peuvent être formés "en masse", ce qui réduit à la fois le coût pour l'employeur, et le facteur poids associé au départ d'un employé. Le DDMRP établit un processus pour générer des décisions banales en matière de supply chain, mais parvenir à une automatisation complète relève plutôt d'un non-objectif, même si le DDMRP ne s'oppose pas à l'automatisation lorsque l'opportunité se présente.

Il est intéressant de remarquer que le fait que l'industrie se dirige vers la perspective de la GQSC ou vers celle du DDMRP devrait être observable dans une certaine mesure. Si la perspective de la GQSC est plus largement adoptée, alors les équipes de gestion de la supply chain évolueront pour ressembler davantage aux autres industries de "talent" comme la finance avec ses traders quantitatifs où quelques individus exceptionnellement doués sont à l'origine de la performance de grandes entreprises. A l'inverse, si la perspective du DDMRP est adoptée plus largement, alors les équipes de gestion de la supply chain évolueront pour ressembler davantage aux franchises à succès comme les managers des magasins Starbucks, où les équipes sont nombreuses et bien formées, et comptent dans leurs rangs des individus exceptionnels qui ont un faible impact sur le système, mais où une culture supérieure fait toute la différence entre les entreprises.

Ressources

  • Demand Driven Material Requirements Planning (DDMRP), Version 3, de Ptak and Smith, 2019
  • Orlicky’s Material Requirements Planning, 3rd edition, de Carol A. Ptak and Chad J. Smith, 2011

Notes

(1) En mathématiques discrètes, un "graphe" est un ensemble de sommets (aussi appelés nœuds ou points) et d'arêtes (aussi appelées liens ou lignes). On dit que le graphe est "dirigé" si les arêtes ont des orientations, qu'il est "pondéré" si celles-ci ont un numéro (le poids) qui leur est assigné, et qu'il est "acyclique" si aucun cycle n'existe lorsque l'on suit les arêtes suivant leur orientation respective.

(2) Un schéma de coloration consiste à attribuer une propriété catégorielle à chaque sommet du graphe. Dans le cas du DDMRP, il n'existe que deux options : le "point de découplage" ou le "point de non découplage" (c'est-à-dire seulement deux couleurs).

(3) En informatique, un diviser pour mieux régner est un algorithme qui fonctionne en décomposant de manière récurrent un problème entre deux ou plus sous-problèmes qui y sont liés, jusqu'à ce qu'ils soient assez simples pour être résolus directement. Cette approche a été créée par John von Neumann en 1945.

(4) Depuis le 24 février 2020, le Demand Driven Institute™ est une organisation à but lucratif qui se définit (sic) comme "l'Autorité Globale en Matière d'Education, de Formation, de Certification & de Conformité à la Demande" (notre traduction). Ses business models tournent autour de la vente de sessions de formation et de matériels axés sur le DDMRP.

(5) Depuis le 24 février 2020, la page d'accueil du Demand Driven Institute™ (demanddriveninstitute.com) décrit les chiffres suivants comme des "améliorations typiques" : les utilisateurs atteignent régulièrement des performances de 97 à 100% en termes de taux de remplissage à temps, des réductions de délais supérieurs à 80% ont été réalisées dans divers segments de l'industrie, des réductions typiques du stock allant de 30 à 45% sont atteintes tout en améliorant le service client.

(6) Les vendeurs du MRP ont, sans aucun doute, fait des affirmations audacieuses à propos des capacités de planification, de prévision, et d'optimisation de leur produit. Néanmoins, tout comme le "Guide Michelin" ne s'embête pas à évaluer si les cornflakes peuvent prétendre à une étoile culinaire malgré leur slogan "magiquement délicieux", notre évaluation devrait s'orienter vers les parties qui se concentrent principalement sur le fait de fournir une performance de pointe de la supply chain.