Les Prévisions Nues (le contre modèle de Supply Chain)

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By Joannes Vermorel, January 2020

Personne ne permettrait volontairement aux autres de penser qu'il ne voit rien, puisque cela indiquerait que la personne en question est incompétente ou profondément stupide. Aucun habit neuf de l'Empereur n'avait connu un tel succès." (Les Habits neufs de l'Empereur, Hans Christian Andersen, 1909)

Nom: Gosplan (planification soviétique)

Catégorie: organisation



Problème: une entreprise fait souvent face à des ruptures de stock et à des stocks excédentaires, ce qui est très coûteux. La clientèle se tourne vers la concurrence en raison des ruptures de stock, mais les stocks excessifs finissent invariablement par être coûteux à liquider. Alors que les macro-prévisions, au niveau du réseau ou par catégories de produits, sont relativement précises et impartiales, de nombreuses erreurs sont commises au niveau des SKU (Stock Keeping Units) car ces prévisions sont généralement soit trop larges, soit trop maigres. L'entreprise a déjà eu recours à plusieurs reprises à des fournisseurs de logiciels, et pourtant, même si chaque fournisseur affirme avoir amélioré la précision des prévisions par rapport au système précédent, les stocks excessifs et les ruptures de stock restent plus fréquents que jamais.

Preuve anecdotique: les prévisions sont toujours fausses, comme tout le monde le sait, mais ceux qui réalisent ces prévisions semblent dotés d'un nombre incalculable d'excuses pour faire face à la situation.

Contexte: l'entreprise possède plusieurs équipes pour orchestrer sa supply chain, notamment l'équipe responsable de la planification, celle responsable des achats, de la production, du réapprovisionnement, ou encore de la tarification. L'équipe en charge de la planification établit une première prévision de la demande pour chaque produit devant être lancé et vendu par l'entreprise. La prévision devant couvrir une partie conséquente du cycle de vie du produit, son horizon est étendu, c'est-à-dire que la prévision s'étend au minimum sur trois mois, et plus généralement sur plus d'un an. Cette première prévision de la demande (le "plan") est tout d'abord traduite en quantités achetées, puis en quantités produites, puis en allocation des stocks, etc. Enfin, selon que le niveau des stocks se situe au-dessus ou en-dessous de ce qui était initialement prévu, on ajuste les prix, parfois à la hausse, mais plus généralement à la baisse.

Solution hypothétique: le “plan” (c'est-à-dire les prévisions réalisées par l'équipe chargée de la planification) présente des problèmes de précision, étant donné que les produits sont vendus soit plus rapidement, soit plus lentement que les prévisions initiales. Cependant, les méthodes de prévision utilisées par l'entreprise sont quelque peu rudimentaires car elles emploient partiellement des feuilles de calcul, mais il y a certainement des moyens plus précis pour réaliser ces prévisions. La direction prend la décision de faire quelque chose pour résoudre ce problème, et lance une initiative pour améliorer la précision des prévisions. A ce moment-là, on a généralement recours à un fournisseur tiers soit pour fournir un logiciel, soit pour former le personnel chargé de la planification, puisque les statistiques avancées ne s'inscrivent pas dans les compétences de base de l'entreprise.

Le contexte qui en découle: beaucoup d'efforts sont dédiés à l'amélioration des prévisions, et, d'après certains indicateurs, les prévisions se perfectionnent en effet. Cependant, toutes les équipes qui n'entrent pas dans la planification étaient habituées aux défauts des anciennes techniques de prévision, et avaient déjà développé leur propre moyen de résoudre leurs limites. Lorsque l'équipe en charge de la planification change sa façon de faire, les autres équipes doivent donc trouver de nouvelles solutions pour affronter les nouvelles limites qui accompagnent la nouvelle façon de faire des prévisions, ce qui engendre des conflits pendant un certain temps. Ainsi, alors que le changement de tous les processus de la supply chain liés aux prévisions fait quelques fruits (qui ne sont par ailleurs pas du tout en lien avec le fait de prévoir en lui-même), la direction n'observe aucune conséquence mesurable issue de cette initiative. Les stocks excédentaires sont toujours un problème, les ruptures de stock sont toujours aussi récurrentes. Si l'on met de côté les métriques mathématiques fantaisistes, la perception générale au sein de l'entreprise reste que les prévisions sont toujours aussi mauvaises qu'avant. Certains employés clés impliqués dans l'initiative de prévision sont maintenant partis vers de meilleurs horizons, souvent dans d'autres entreprises. Personne n'est vraiment responsable des résultats de ces initiatives de prévision disparues, mais des vestiges subsistent dans les processus et les outils logiciels utilisés par l'entreprise

Une solution séduisante: des prévisions plus précises semblent relever du miracle. Tout le monde, de l'équipe chargée des achats à celle chargée du merchandising du magasing, s'accorde à dire que cela permettrait de résoudre presque tous les problèmes de l'entreprise permettant de ne commercialiser que les meilleures ventes, de ne garder que le strict le nécessaire pour répondre à la demande et rien de plus, d'arrêter de faire des réductions, etc. C'est aussi un beau problème unidimensionnel : réduire les erreurs de prévision. Il est facile d'amener toutes les parties prenantes à souhaiter cette initiative qui paraît pouvoir améliorer l'entreprise de manière rationnelle, voire scientifique. En outre, cette solution n'altère pas le status quo de manière significative. Personne ne voit son emploi menacé par l'arrivée potentielle de précisions plus précises, et personne ne doit repenser son rôle au sein de l'entreprise. En ce qui concerne la transformation numérique, on s'attend à ce que celle-ci soit aussi simple que de passer à un écran d'ordinateur plus grand.

Des modèles positifs pour régler le problème'': la seule façon de résoudre le problème des "prévisions nues" est de les habiller. Plus spécifiquement, les décisions de la supply chain qui sont liées aux prévisions doivent être traitées comme étant intrinsèquement liées aux prévisions sous-jacentes. La précision des prévisions doit être perçue comme un outil de "débugage" qui sert à pointer du doigt les problèmes de modélisation, plutôt que comme un KPI (indicateur clé de performance) qui doit être optimisé. Les seuls indicateurs qui ont une réelle importance sont calculés en dollars et en euros, et sont associés à des décisions banales répondant à des questions telles que "quelle quantité faut-il acheter ?", "quelle quantité faut-il vendre en magasin ?", "quelles promotions faut-il appliquer ?", etc.

Exemple: la grande marque de mode Contoso se charge elle-même de son réseau de vente au détail et est confrontée à un stock excédentaire à chaque fin de saison, ce qui la pousse à offrir à ses clients des remises importantes à l'occasion des soldes afin de liquider cet excédent. Pire, au fil des années, le taux moyen de remise n'a cessé d'augmenter, et une partie conséquente de la clientèle retarde désormais ses achats pour profiter des soldes. Si les macro-prévisions sont satisfaisantes, de nombreuses erreurs sont commises sur de nombreux produits chaque saison, prévoyant soit de trop grandes, soit de trop maigres quantités. Contoso a déjà réalisé maintes modifications internes afin d'améliorer ces précisions. Ces initiatives paraissaient s'inscrire dans la continuité de l'initiative de personnalisation de l'ERP (Enterprise Resource Planning) qui avait été réalisée quelques années auparavant.

Le lancement d'une nouvelle collection obéit à un processus bien établi. Tout d'abord, l'équipe en charge de la planification définit l'étendue et le cœur de la collection en établissant les quantités visées pour chaque produit. L'équipe en charge des achats prend alors le relais en mettant en place d'autres ajustements tels que les MOQ (quantités minimales de commande) qui doivent être respectées, et celle-ci doit également décider des quantités à commander pour chaque taille, étant donné que les première prévisions ne portent que sur le produit au sens large. Les équipes en charge du merchandising et de la répartition en magasin établissent ensuite à leur tour les quantités qu'il est prévu de vendre en magasin au début de la saison. A mesure que la saison avance, l'équipe de réapprovisionnement se charge de son travail tout en essayant de rester alignée avec les prévision. Enfin, lorsque la saison se termine, parfois même avant, l'équipe en charge de la tarification orchestre les démarques afin de se réaligner avec le plan là où le stock excédentaire s'est complètement détaché des prévisions initiales.

Les directeurs de Contoso se rendent alors compte que l'initiative interne visant à améliorer la précision des prévisions n'a pas permis de réaliser les bénéfices souhaités. L'équipe en charge de la planification éprouve des difficultés à maîtriser la saisonnalité. Le PDG de Contoso est alors approché par le PDG de Genialys, une start-up californienne fortement financée qui aurait développé une façon révolutionnaire de réaliser les prévisions. Leur technologie est non seulement capable de traiter toutes les données de vente de Contoso en temps réel, mais ils prennent aussi en compte les données météorologique et des réseaux sociaux en temps réel. Quelques coups de téléphone de référence prouve que leur technologie a déjà été validée par de très grands nom. Tout cela est très impressionnant.

Ayant le soutien direct du PDG, cette grande initiative aux côtés de Genialys voit donc le jour, ayant pour but d'améliorer considérablement la précision des prévisions. Les premières semaines se déroulent sans encombres, mais, deux mois plus tard, il semblerait que les équipes informatiques de Contoso rencontrent de réelles difficultés à extraire les données les plus pertinentes. De nombreux petits problèmes similaires s'avèrent être complexes. A titre d'exemple, l'équipe de Genialys ne sait pas vraiment quoi faire des promotions du type "un acheté, un offert" que Contoso réalise fréquemment. Après 6 mois de difficultés relativement importantes des deux côtés, Genialys présente finalement ses prévisions. Néanmoins, l'équipe en charge de la planification ne fait pas réellement confiance à ces chiffres. Une simple vérification manuelle des chiffres soumis par Genialys démontre que ceux-ci sont parfois totalement faux. Les équipes de Genialys ne cessent de dénoncer des problèmes venant des données, ce qui semble expliquer les problèmes de prévision soulevés, mais la situation n'en est pas moins nébuleuse.

Ne sachant pas à qui faire confiance, les dirigeants de la supply chain de Contoso décident de mettre en place des KPI afin d'évaluer quantitativement la précision respective des prévisions de Genialys et de celles de l'ancien système de prévision. L'idée paraît relativement simple : faisons des tests de vérification, ce qui indiquera quel système est le plus approprié. Malheureusement, 3 mois plus tard, autrement dit des douzaines de réunions et des centaines d'heures de travail plus tard, la situation reste nébuleuse. Il se trouve qu'en fait, l'ancien processus de prévision de Contoso ne peut être vérifié car l'équipe de planification ajustait manuellement de nombreuses prévisions. Ainsi, elle ne peut pas vraiment "reproduire" ses anciennes prévisions car cela représente un travail trop conséquent. De son côté, Genialys a réalisé de nombreuses vérifications, mais la raison pour laquelle les résultats sont faussés reste indéterminée. Bien que les indicateurs de précision de Genialys semblent être corrects dans l'ensemble, l'équipe en charge de la planification continue de trouver des résultats inconcevable dans ceux qui sont régulièrement produits par Genialys.

Après 18 mois passés dans cette situation, Genialys est désormais utilisé en production, pour quelques lignes de produits stables, comme les sous-vêtements pour hommes, qui ne représentaient initialement pas vraiment un défi dans la réalisation des prévisions. Cependant, la prévision de produits au fonctionnement plus complexe comme les chaussures pour femmes ou les costumes pour hommes est toujours réalisée manuellement par l'équipe en charge de la planification qui utilise l'ancien processus. L'objectif initial d'exploiter les données météorologiques et des réseaux sociaux appartient désormais à une époque révolue. La solution de Genialys ne fonctionnant de toute façon qu'avec les lignes de produits les plus simples. Il est toujours prévu d'augmenter l'étendue des catégories de produits couverte par Genialys, mais les équipes sont assez épuisées. Certaines personnes ont même déjà quitté l'entreprise. Les résultats sont mitigés sur le plan commercial. La disponibilité des sous-vêtements pour hommes a augmenté de 2%, et les démarques ont été réduites de 1%, néanmoins, étant donné que le nombre de références a été réduit dans cette catégorie de produits, il n'est pas certain que le fait que cette précision des prévisions supplémentaire (jamais mesurée) ait augmenté soit lié d'une quelconque manière à cette évolution positive. Officiellement, l'initiative des prévisions avance, mais la direction n'en attend plus grand chose.